La femme aux cinq éléphants - Vadim Jendreyko

Publié le par newyorkberlin

"Pourquoi les gens traduisent-ils ? C'est le désir de trouver quelque chose qui se dérobe sans cesse. L'original jamais atteint." (Svetlana Geier)

 

Dans La Femme aux cinq éléphants Vadim Jendreyko retrace l'itinéraire de Svetlana Geier, la plus célèbre traductrice allemande de Dostoïevski. Une perle.

 

 

 

Très bonne recension par Marie-Noëlle Tranchant, parue dans le le Figaro du 12/10/2010:


Le cinéma peut aussi être cette chance de rencontrer une belle et claire inconnue. Dans La Femme aux cinq éléphants, Vadim Jendreyko nous emmène rendre visite à Svetlana Geier, grande traductrice de littérature russe en allemand, dans sa maison de Fribourg-en-Brisgau. Quelques mèches blanches tombent sur un beau visage ridé de 87 ans aux yeux lumineux. La vieille dame passe de son travail intellectuel aux occupations domestiques avec la même attention précise et vive. «Je suis trop vieille pour faire des pauses», dit-elle. Elle se hâte, parce qu'elle a «une dette envers la vie».

Les remous de l'histoire l'ont entraînée de Russie en Allemagne, éprouvée mais rescapée des massacres nazis comme de la terreur stalinienne qui ont anéanti son amie Neta et son père. Née à Kiev en 1923, elle est la fille d'un ingénieur agronome victime des purges staliniennes en 1938. En 1941, les Allemands envahissent l'Ukraine. «La majorité les accueillit comme des libérateurs de la dictature stalinienne», note-t-elle. Faut-il rappeler l'atroce famine planifiée par Staline en Ukraine ? Ses connaissances en allemand la font engager comme interprète par un officier de la Wehrmarcht, le comte Kessenbrock, qui lui trouvera un poste à l'Institut de géologie. Quelques jours plus tard, 30.000 Juifs, dont son amie Neta et sa famille, seront exterminés par les SS dans le ravin de Babi Yar. «Cela ne cesse jamais, dit-elle. Ce n'est jamais devenu du passé.»

Mais elle ne peut confondre les nazis et les Allemands, Hitler et Thomas Mann. En 1943, après la victoire russe de Stalingrad, elle et sa mère savent qu'il n'y a pas d'avenir pour elles sous Staline. Elles se retrouvent dans un camp de réfugiés à Dortmund. Un autre officier, Leo von Zur Mühlen, qui appartient à la résistance allemande, parviendra à leur obtenir des passeports d'étrangères et à orienter Svetlana vers l'Université Humbolt, avant d'être envoyé sur le front de l'est. Après la guerre, elle épousera un Allemand, fera une brillante carrière universitaire.

«L'intelligence est fatale»

Au cours du film, on accompagne la vieille dame dans son voyage en Ukraine, où elle revient pour la première fois depuis soixante ans, avec sa petite-fille. Peu à peu, on devine les ombres et les fantômes qui ont tissé sa destinée, et qui se penchent avec elle sur les textes qu'elle déplace d'une langue à l'autre, comme elle a été elle-même déplacée. L'âme des traductions de Svetlana Geier est peut-être dans ce mystère d'avoir été guidée et protégée par des étrangers ennemis, hors de son pays lui-même ennemi. Cette minuscule parcelle d'humanité n'a pas été broyée par les deux terribles idéologies du XXe siècle. Voilà sa «dette envers la vie». Elle s'en acquitte en offrant Dostoïevski aux Allemands, dans une traduction nouvelle commandée par l'éditeur Ammann. Depuis 1992, elle a donné sa version exigeante et inspirée des cinq grands romans de Dostoïevski, qu'elle appelle ses «cinq éléphants».

«Dès le début, Dostoïevski a conscience que la caractéristique la plus importante de l'homme est sa liberté. Et l'intelligence est fatale, parce qu'elle nous propose sans cesse des raisons qui peuvent tout justifier. Mais Dostoïevski est en contradiction avec tous les potentats du monde parce que pour lui la fin ne justifie pas les moyens.»

Alors que nous sommes avec elle, une grande épreuve atteint Svetlana Geier au cœur: la mort de son fils. De nouveau, elle se penche sur les livres. Jusqu'à son dernier souffle, elle continuera à unir l'âme russe et la langue allemande. «Je crois que toute expérience spirituelle contribue à ce que les gens se traitent mieux, et ne se tuent pas.»

Publié dans Cinéma

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